Clairvoyance d’une taupe

Quelques chiffres :
– Janvier 2009 : la fusion de l’ANPE et des Assédic donnent naissance à un chérubin bien intentionné mais encore immature : Pôle Emploi. Sorte de bébé médicament, il est censé guérir (ou du moins améliorer) la prise en charge des demandeurs d’emploi en France. Coût total de la naissance :
choix du prénom + layette (habillage du logo) + baptême du nouvel organigramme en grande pompe
= 8 millions d’euros.
– Bulletin de santé aux 6 mois du marmot : au 1er semestre 2009, un bond de 70% des arrêts maladie concernant + de deux agents de Pôle Emploi sur trois.  Un suivi d’une moyenne de 170 usagers par agent (la fusion était censée limiter chaque portefeuille à 60).
Toutes ces données, j’aurais aimé les inventer. Elles existent bel et bien, et se picorent au gré des pages d’un ouvrage qu’on aimerait voir classé dans le rayon « science-fiction ».
La première fois que je l’ai vu, à l’automne dernier, c’était dans le bureau du prestataire chargé de me faire faire un bilan de compétences. Il était plaqué au mur, discret, transparent, immobile : d’un seul cil et de profil, c’était pas facile, mais il m’a fait des œillades pas possibles.
Ce petit bonhomme en haut bas de l’affiche faisait la promo d’un livre.
A l’époque, l’idée du blog commençait à me titiller, l’existence de ce livre a été une raison de + de l’ouvrir (la porte, ma gueule, ce site).
Un livre, que dis-je, un monument à la gloire des aberrations Pôle emploiesques, un concentré d’absurdités : un véritable pain surprise qui ne manque pas de sel. Du pain béni. Pétri, même, d’anecdotes hallucinantes vécues de l’intérieur par un agent (secret) de Pôle Emploi, un espion en immersion, une taupe en maraude.
En guise de bestiole, Gaël Guiselin, devenu conseiller par hasard, parce qu’il arrivait en fin de droits et qu’il devait bosser. Il ajoute cependant à la fin du livre : « la vocation est venue plus tard. Elle est restée. Et je reste avec elle ».
En ce sens, Gaël Guiselin ne s’est donc pas infiltré à Pôle Emploi dans le but d’en dénoncer les dysfonctionnements. Davantage qu’un espion, c’est une taupe par défaut, qui, au sens littéral, a fini par faire son trou.
Plutôt clairvoyante, pour une taupe : vision globale des problématiques quotidiennes, regard corrosif sur les stratégies développées pour survivre en milieu hostile… elle a ouvert l’œil, aiguisé prunelles et pupilles, et nous livre un témoignage décapant, creusé dans les galeries d’un système insensé :
– qui amène des agents à rejouer Cendrillon :
« Dans cette succursale de la région parisienne, régulièrement inondée, le premier arrivé passe la serpillière devant la photocopieuse et les ordinateurs puis vérifie que les revues n’ont pas été mouillées. Dans son sillage, les autres vident et replacent au bon endroit les récipients chargés de recueillir les gouttes tombant du plafond. […] Ça sent le renfermé et la vieille cave, les grands crus en moins.« 
– qui invite des employeurs à la braderie :
« Les contrats aidés¹ ont transformé l’ANPE puis Pôle Emploi en foire aux bestiaux. Les patrons appellent pour savoir à quelle « ristourne » – c’est le terme que bon nombre d’entre eux utilisent- ils auront droit en fonction de telle ou telle embauche. Phrases entendues : « Si je prends un chômeur de longue durée de pus de 50 ans, j’ai droit à quoi ? » ; « Et avec un handicapé, j’ai pas une réduction supplémentaire ? » : « Bon, mais alors j’embauche quoi pour être totalement exonéré ? » (oui, il a bien dit « quoi », et pas « qui »).« 
A l’aide de quelques vérités bien assénées, Confessions d’une taupe à Pôle Emploi² a réussi à chambouler mes idées reçues. Ou du moins la rubrique « suivi personnalisé » de ce blog, où les conseillers Pôle Emploi sont pour moi au mieux des marionnettes, au pire des bourreaux voulant ma peau. Et bien non.
Le conseiller Pôle Emploi est un être humain. Il a un cœur, une âme, et, au même titre qu’un usager, il souffre.
L’un manque de moyens pour bien bosser. L’autre perd tous ses moyens à force de ne pas bosser.
Le premier finit par se faire rosser.
Gaël Guiselin s’est fait casser la gueule. Il aurait pu en faire des cauchemars, il en a fait un livre.
A défaut de l’ami Pierrot, c’est la journaliste Aude Rossigneux qui lui a prêté sa pétillante plume, assemblant habilement les morceaux d’un brûlot pour en faire une bombe.
Après avoir lu ce chef d’œuvre d’absurdités concentrées au centimètre carré, j’ai eu envie d’aller plus loin.
Contaminée par le bouquin, je me suis mise dans la peau d’une conseillère Pôle Emploi et j’ai imaginé des tactiques plus tordues les unes que les autres pour la rencontrer. Ne pouvant brandir à son égard la menace de la radiation, il m’a fallu déployer des trésors d’imagination afin de l’obliger à répondre à mes questions. Comment l’aborder ? Je me suis donc décidée pour « l’offre raisonnable d’entretien », avant d’essayer la convocation mensuelle, puis d’user de l’atelier « interview » en dernier recours.
N’en déplaise à mes inclinations masos et aventurières, parfois, la vie est simple.
Dès le premier mail, elle a dit oui.
L’interview d’Aude Rossigneux dans le prochain article !
¹Excellent papier sur les contrats aidés
² Confessions d’une taupe à Pôle Emploi, de Gaël Guiselin et Aude Rossigneux, Aux éditions Calmann-Lévy


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